Revue de presse : A la Poste, «un recommandé, c’est 1 minute 30, quel que soit le contexte»

Le sociologue Nicolas Jounin revient sur l’évolution du travail et l’introduction des cadences calculées par algorithmes à la Poste.

  • En grève dans plusieurs centres, des postiers dénoncent l’allongement de leur tournée et une charge de travail qui s’intensifie. Comment est organisé le temps de travail des facteurs ?

    La Poste a longtemps eu une méthode taylorienne classique de chronométrage des tournées des facteurs. Jusque dans les années 2000, ce travail était fait par des chronométreurs qui venaient mesurer chaque tournée et déterminer ainsi combien de kilomètres un facteur pouvait parcourir, combien de courriers il pouvait distribuer… Comme cela était très long à faire, cela se faisait rarement. D’autant que la Poste n’y avait pas trop intérêt car, à l’époque, le nombre de plis était plutôt en augmentation. Elle risquait alors de s’apercevoir que les tournées étaient plus longues que les journées de travail, et donc qu’il y avait un besoin d’effectifs. La tendance s’est inversée avec l’ère numérique et la baisse du courrier est un choc structurel qui se poursuit jusqu’à aujourd’hui. Dès lors, la direction a considéré que la baisse des flux entraînait forcément une baisse similaire de la charge de travail. Ce qui est discutable, car même s’il y a moins de courrier, les facteurs doivent toujours aller partout pour le distribuer. Et en parallèle, le nombre de boîtes aux lettres a augmenté, passant de 33 millions il y a dix ans à 40 millions aujourd’hui. Mais pour la Poste, la baisse du courrier se traduit surtout par une baisse de recettes. Alors, pour maintenir la rentabilité, elle a réduit fortement ses effectifs. D’où cette nécessité de faire très régulièrement des réorganisations dans chaque centre de distribution, en s’appuyant sur un recalcul de l’ensemble des tournées désormais automatisé et accéléré.

  • Comment sont calculées les tournées aujourd’hui ?

    La Poste attribue une durée théorique à chaque tournée, afin d’identifier celles qui peuvent être supprimées et redessiner les autres, qui seront maintenues, mais rallongées. Pour cela, elle n’utilise plus le chronométrage, mais des algorithmes. Celui qui en a la charge, et qu’on appelle désormais «organisateur», travaille dans un bureau, sur son ordinateur. C’est désormais un logiciel qui lui dicte quoi faire, en fonction de l’environnement géographique et du nombre de boîtes, du niveau de trafic, et en appliquant à tout cela des cadences qui sont les mêmes pour tout le territoire.

    D’où viennent ces cadences ?

    Difficile à dire. On sait que la Poste a adopté la plupart de ces temps standards il y a vingt-cinq ans. Mais elle ne donne que peu de détails sur les cadences, malgré les demandes des représentants du personnel qui sont allés jusque devant les tribunaux. Le groupe a donné certains documents, mais il n’a pas expliqué comment a été fait le chronométrage, quels ont été les résultats, par quels calculs il en a déduit des cadences…

  • A-t-on des exemples de ces cadences?

    Tout est cadencé. C’est le cas, par exemple, de la «vitesse de déplacement». Si le facteur est dans une rue, en voiture, avec moins de trois adresses à faire sur une distance de 100 mètres, la Poste considère qu’il doit aller à 13,78 km/h. Elle va même jusqu’à mesurer le temps d’arrêt devant une adresse : s’il y a entre 1,4 et 3 boîtes aux lettres sur l’adresse en question et que le facteur est en vélo, il doit rester 8,93 centiminutes. Pour remettre une lettre recommandée, il a 1 minute 30, quel que soit le contexte. C’est très impressionnant de précision, mais on ne sait pas sur quoi ça repose ! Les facteurs disent que ce n’est pas du tout réaliste. Ce qui est sûr, c’est qu’on ne peut pas observer une action en centièmes de minutes, on ne peut pas chronométrer avec une telle précision. Ce sont donc des pondérations, mais de quoi ? La Poste répond qu’elle n’en sait rien car elle en aurait perdu la trace ! Pourtant elle continue de fonder ses réorganisations sur ces chiffres.

  • Quel effet cette organisation a-t-elle sur les conditions de travail des facteurs ?

    Tous les deux ans, les directeurs d’établissement sont invités à réorganiser le travail en utilisant ce modèle, pour supprimer des emplois. Or, chaque réorganisation s’accompagne d’une perte de repères pour les postiers. Du jour au lendemain, leur tournée peut être rallongée, modifiée, voire totalement supprimée. C’est extrêmement perturbant. Après recalcul, la charge de travail des facteurs s’alourdit, ce qui accroît la pénibilité physique. En interne, cela crée des situations tendues et des dialogues de sourds. Y compris pour les managers qui sont aussi en souffrance car ils ne sont ni formés à ce système de calcul, ni capables de l’expliquer. Certains facteurs expliquent faire des heures à rallonge… La direction, d’un côté, leur dit de respecter les horaires, et en même temps, s’ils ramènent trop de courrier le soir ou s’il y a des réclamations des usagers, ils s’exposent à des sanctions. Ils sont confrontés à un dilemme : pour parvenir à faire leur tournée, doivent-ils allonger leur journée de travail ou l’intensifier, au risque de se mettre en danger, de moins respecter le code de la route, de s’user ? J’ai vu des facteurs courir vers des boîtes aux lettres en sortant de leur voiture.

    Amandine Cailhol

  • Nicolas Jounin est sociologue. Maître de conférences à l’université Paris-VIII, il a notamment étudié la question du temps de travail des facteurs
  • https://www.liberation.fr/france/2019/06/24/a-la-poste-un-recommande-c-est-1-minute-30-quel-que-soit-le-contexte_1735928
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